(Suite du billet « De l’apprentissage du japonais à la voie du Rakugo »)
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Si vous n’avez rien à faire sur les 15-20 prochaines années, vous pouvez toujours devenir conteur de Rakugo.
Quand j’ai découvert le Rakugo sur scène et que j’ai décidé de me lancer, j’ai eu une réaction digne du gros gaijin que je suis : pour apprendre, il me suffit de trouver un prof qui va m’enseigner ça à raison de 2-3 heures par semaine contre quelques dizaines de milliers de yens mensuels, un peu comme si je décidais de m’inscrire à un cours de théâtre. Lamentable et pitoyable erreur.
Si vous voulez devenir conteur de Rakugo, vous devez suivre une formation auprès d’un maître du genre, devenir son disciple et oublier qui et ce que vous êtes pour de longues années. La formation de déroule en 4 grandes étapes :
1) Minarai – littéralement « regarder et apprendre ». Comme l’intitulé l’indique vous ne faites rien à part regarder et apprendre pendant 1 an. C’est tout juste si vous avez le droit de poser des questions. Si ! Vous avez le droit de faire autre chose : porter le sac ou la valise du maître quand il est en déplacement et que vous l’accompagnez.
2) Zenza – littéralement « celui qui s’assoit avant ». Si vous êtes bon, ça dure 3 ans. Si vous êtes une quiche, ça peut aller jusqu’à 5 ans et plus. Ce sont les années les plus dures de la formation. Vous pouvez commencer à apprendre des histoires enseignées par votre maître ou d’autres conteurs mais vous n’avez pas le droit à l’improvisation, vous devez faire comme on vous dit. Et si votre maître vous dit que le kimono bleu que vous portez est rouge, alors, oui, vous devez être d’accord avec lui. Pendant cette formation vous pouvez vivre chez le maître (mais ça se fait de moins en moins) ou en tout cas à proximité de son domicile car tous les matins, vers 8h, vous devez être chez lui pour faire le ménage et plus. Si vous avez le permis de conduire vous êtes aussi requis pour le conduire à droite et à gauche. Notez que pendant ces années de minarai et zenza, vous ne touchez pas un kopeck et vous êtes pressé comme un citron pour faire toutes sortes de tâches. Mais ça fait partie de la formation. Donc si vous décidez de vous lancer, mieux vaut avoir un petit pécule pour payer votre loyer et autres dépenses journalières pendant ces quelques années.
3) Futatsume – littéralement « le deuxième ». Si vous survivez aux premières années, vous pouvez sabrer puis sabler le champagne car vous êtes officiellement Rakugo-ka ! Vous devenez professionnel. Plus besoin de récurer les chiottes du maître. Vous pouvez commencer à toucher des cachets, organiser vos propres spectacles, faire un Rakugo qui vous ressemble et vivre de votre art. Vous en avez pour 7 ans environ pour parfaire cette étape avant d’arriver au grade ultime de grand maître.
4) Shin-Uchi – Le grand maître. Ça y est. Vous y êtes. Plus rien ni personne ne peut vous arrêter. Et à votre tour, vous pouvez prendre 1 ou plusieurs disciples pour… les presser comme des citrons !
Pour en savoir plus sur ces années de formation, je vous recommande chaudement la lecture d’un manga sur le sujet « Le disciple de Doraku » que j’ai eu le plaisir de traduire en français.
La question qui revient souvent est celle-ci : Cyril, à quelle étape de la formation êtes-vous ?
Je fais du Rakugo depuis bientôt 10 ans mais je ne suis à aucune étape parce que je n’ai pas suivi la formation consacrée. C’est juste incompatible avec mon caractère. Autrement dit, je suis un éternel zenza.
Bien sûr, cela ne m’empêche pas de travailler avec des grands maîtres, d’assurer leur 1ere partie, de partager leur expérience, d’apprendre de nouvelles histoires avec eux et parfois même de porter leurs valises (finalement, j’ai peut-être un peu suivi la formation…) mais je ne peux pas m’autoproclamer « Rakugo-ka », au risque de me faire défoncer par ceux qui ont suivi la formation ou pire : me faire expulser du Japon (rires).
Mais dans le Rakugo, il y a d’autres joies. D’abord, celle de pouvoir présenter cet art au public francophone parce que même les Rakugo-ka japonais reconnus comme des trésors vivants ne pourront jamais en faire autant. Question de langue.
Et puis surtout, le Rakugo me permet de continuer à apprendre le japonais que j’ai commencé il y a près de 30 ans. Je me suis installé au Japon en 1997. Après plusieurs années, on arrive à un certain niveau mais qui n’est pas satisfaisant à 100%.
Bien sûr, j’ai pensé à revenir à mes études de littérature mais est-ce que rester seul des heures entières dans une bibliothèque pour étudier la vie d’un gars mort il y a 200 ans allait être excitant ?
Alors que le Rakugo, c’est vivant, dynamique.
C’est un moyen de continuer à apprendre cette langue que l’on ne finit jamais d’apprendre. De nouveaux mots bien sûr mais aussi de nouvelles façons de s’exprimer, de tourner ses phrases, de présenter ses idées.
Un ami japonais m’a dit un jour : « Cyril, avant tu parlais déjà bien mais depuis que tu fais du Rakugo, tu t’exprimes encore mieux en japonais ».
C’est pour moi le plus beau des compliments.